Chapitre 18

    Bonsoir, Hector.

Le majordome était sur son trente et un. Pas un cheveu sans gomina. Il brillait comme un sou neuf.

            Bonsoir madame. Mon maître vous fait savoir que vous trouverez le nécessaire pour vous changer dans sa chambre. Il espère que ça vous conviendra.

    Il n'est pas là ?

           L'avion de ces messieurs ne devrait pas tarder à atterrir. Il est à l'aéroport afin de les accueillir.

    Charmante attention.

    En effet.

Le vampire avait l'air plus tendu et plus crispé qu'à son habitude.

            Relax, Hector, ou vous allez vous choper une crise cardiaque, plaisantai-je en grimpant les escaliers du grand hall.

            Si seulement ça pouvait être vrai, fit-il très pince-sans-rire. Prévenez-moi lorsque vous serez prête à recevoir la coiffeuse et la maquilleuse. Elles attendent depuis une heure dans le petit salon.

Je loupai une marche et manquai de me casser la figure.

    C'est une autre de vos plaisanteries, j'imagine ?

    Non madame. C'est une soirée d'importance. Il tient à ce que tout soit parfait.

Je fronçai les sourcils, un peu mécontente. J'avais envie de lui balancer un truc du genre « si je ne lui conviens pas, il n'a qu'à choisir quelqu'un d'autre », mais ça aurait été aussi puéril que stupide. Et assez peu constructif pour tout dire. Nous risquions gros ce soir. Moi en particulier. Je ne tenais pas à poser à Raphaël plus de problèmes que je ne lui en créais déjà.

    Faites-les monter d'ici vingt minutes. Le temps de prendre un bain, fis-je, d'une voix neutre.

    Très bien, madame.

Cinq minutes plus tard, je me glissais dans la baignoire et tentais de me détendre avant la soirée un peu stressante que j'allais vivre dans quelques heures.

    Madame Kean ? fit une voix dans la chambre.

Merde la coiffeuse...

    J'arrive ! criai-je en sautant hors de l'eau et en m'engouffrant dans une confortable sortie-de-bain.

Je me précipitai dans la pièce et sursautai en découvrant une ravissante blonde d'une quarantaine d'années. Un vampire armé d'un sèche-cheveux et de tout son attirail.

    Bonsoir. Je m'appelle Maria.

Je restai figée un peu indécise quant au comportement que je devais adopter. Attraper un flingue ou un couteau (ma première réaction) me semblait passablement agressif et totalement inadéquat. Mais en même temps, laisser approcher une suceuse de sang si près de moi en étant désarmée était au-dessus de mes forces.

    Euh... bonsoir, finis-je par dire, au bout de quelques secondes.

           Vous allez bien ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

           Oui. Oui... je ne voudrais pas paraître impolie mais... euh... ça fait longtemps que vous travaillez ici?

           Le maître fait régulièrement appel à mes services et j'ai été très honorée qu'il me demande de m'occuper de « sa dame » pour un tel événement.

    Bien sûr, bien sûr...

La contrariété dut se lire sur mon visage car elle parut tout à coup inquiète.

           Vous êtes nerveuse ? Ne vous en faites pas, je vous promets que vous serez superbe et que le maître sera émerveillé.

Ouais... je vais m'en occuper, moi, de « ton maître ». Je respirai lentement puis me dirigeai sur un fauteuil noir posé devant un miroir, au-dessus d'une tablette.

    Quelle tenue allez-vous choisir ?

          Laquelle me conseilleriez-vous ? demandai-je en lui indiquant une bonne dizaine de robes haute couture suspendues à des cintres sur un immense portant, près de la fenêtre.

Raphaël avait dévalisé les boutiques de luxe et il y avait aussi une vingtaine de paires de chaussures et plusieurs écrins de grands joailliers posés sur la table basse, près des canapés.

    Celle-ci irait merveilleusement avec vos yeux, fit-elle en attrapant une robe longue vert émeraude, au profond décolleté.

    Elle est un peu osée.

      Elle a été créée par un couturier français. C'est une pièce unique. Raphaël m'a dit qu'il l'avait commandée spécialement pour vous mais si elle ne vous convient pas, il y a...

           Non. Non. Je pense qu'elle me conviendra très bien.

Le goût de Raphaël pour le raffinement français ne laissait pas de me surprendre.

           Bien. Puisque je connais maintenant la manière dont vous comptez vous habiller, je peux désormais vous proposer plusieurs coiffures.

   Je vous laisse carte blanche.

   C'est vrai ? fit-elle en souriant.

           Je ne suis pas très douée dans ce domaine, dis-je, en m'asseyant.

Elle avança derrière mon dos, un peigne dans la main.

           Vos cheveux sont exceptionnels, tout comme votre visage. On a du mal à croire que...

Elle s'interrompit brusquement et parut gênée.

   Que je suis un Assayim ?

   Désolée.

           Ce n'est pas grave. Le contenant ne correspond pas toujours au contenu. Je m'étonne simplement qu'un vampire âgé de... quoi ? 150 ?

    175, corrigea-t-elle.

            175 ans, donc, puisse encore se fier aux apparences.

   Vous êtes plutôt douée pour trouver notre âge.

           Oui. J'imagine qu'on pourra proposer une petite partie de devinettes un de ces soirs et organiser des paris.

Elle écarquilla les yeux. J'espérais qu'elle serait plus rapide pour me coiffer que pour comprendre mes plaisanteries. Je ne me sentais pas d'humeur patiente.

           J'espère que vous n'avez rien contre le fait de laisser vos cheveux flotter sur vos épaules ?

Si ça pouvait lui faire plaisir. Vu ce qui m'attendait ce soir, mon apparence était vraiment le cadet de mes soucis.

   Non. Je vous l'ai dit, vous avez carte blanche.

Elle prit un fer à friser et saisit les mèches une par une. Je soufflai et fermai les yeux en attendant que mon supplice se termine. J'avais eu une journée particulièrement fatigante. Et elle était loin d'être terminée. Alors, autant profiter de ce petit moment de calme pour reprendre des forces. Quelque chose me disait que je risquai d'en avoir besoin.

    Alors, qu'en pensez-vous ?

J'ouvris lentement les yeux et m'approchai du miroir en fronçant les sourcils.

Maria n'était peut-être pas une lumière mais elle était incroyablement douée avec un peigne et un fer à friser. Le résultat était fantastique. On aurait dit une princesse des mille et une nuits.

Mes cheveux étaient ondulés et elle avait créé deux fines tresses attachées à l'arrière de mon crâne. Sur mon front, était délicatement posé un bijou ancien retenu par une attache invisible dans ma chevelure. Comme une héroïne de contes de fées.

    C'est très joli...

           Merci, répondit-elle fièrement. Mais maintenant que je vous vois, je crois que cette tenue vous irait probablement mieux.

Elle m'indiqua une jupe longue de soie et de taffetas noir.

    Vous êtes certaine ?

           Essayez-la. Avec ça, dit-elle en me tendant un corset à manches longues en cuir avec des lacets dans le dos.

Le haut de cuir dénudait magnifiquement mon cou et mes épaules et l'ample jupe noire ne faisait pas, comme je le craignais, trop « crinoline ».

    Vous êtes... incroyable, dit-elle.

           Hum... vous ne trouvez pas que je fais un peu trop XVIIe ?

    Ce genre de haut n'existait pas à cette époque...

Sans doute, mais ce côté « reine des vampires » me paraissait un peu flippant. Enfin bon. De toute façon, on n'allait pas y passer des heures.

    Peut-on vous maquiller maintenant ?

    Il ne nous reste pas beaucoup de temps.

    Ce sera suffisant.

    Comment le savez-vous ? demandai-je, surprise.

           Le maître ne nous a pas encore informés de son retour.

Le don télépathique que Raphaël utilisait avec ses vampires, ceux qui dépendaient de lui et dont il était le maître, était aussi pratique que déconcertant. Il était capable de communiquer avec une cinquantaine de vampires en même temps. (Évidemment, eux ne pouvaient pas en faire autant, mais quand même...)

Maria ouvrit la porte et un autre vampire, une petite brune aux cheveux courts, fit son entrée. Elle portait une mallette que je supposais être un nécessaire à maquillage.

   Bonsoir, Assayim. Je m'appelle Caroline.

            Enchantée, Caroline, dis-je en réinstallant sur le siège devant la coiffeuse.

Elle sortit divers pinceaux, différents fonds de teint, toute une gamme de poudres, de fards à paupières, de rouges à lèvres, de mascaras et de crayons.

Puis elle se tourna vers moi et examina ma peau.

           Un maquillage du soir à base de gris et de noir pour les yeux conviendra parfaitement, dit-elle. Qu'en pensez-vous ?

Tant que je ne ressemblais pas à Géronimo ou à Morticia Adam's, le reste m'était égal.

           Je n'en sais rien. Je ne me maquille pratiquement jamais, dis-je.

           Vous ne vous maquillez jamais ? demanda-t-elle en haussant les sourcils. Et pourquoi donc ?

           Je passe mon temps à essayer de faire oublier aux machos que je traque ou à ceux pour qui je travaille que je suis une femme.

           Et ça marche ? demanda-t-elle en appliquant une crème sur mon visage.

    Souvent, répondis-je.

Elle se mit à sourire d'un air narquois.

           Vous n'avez pas connu beaucoup d'hommes, Assayim...

    Pourquoi dites-vous ça ?

            Parce que si vous en aviez connu davantage, vous sauriez qu'ils sont incapables d'oublier qu'une très jolie femme est une femme. Qu'elle soit féminine ou non.

Je ne savais pas pourquoi mais quelque chose me disait qu'elle savait de quoi elle parlait. Un vampire de 300 ans le savait sûrement. Mais je n'avais pas envie de la croire. Parce que ça ne m'arrangeait pas. Non. Pas du tout.

    Pouvez-vous fermer les yeux ?

J'obtempérais et sentis ses doigts se poser en touches délicates sur mes paupières. Puis ce fut au tour du mascara et du rouge à lèvres. Une vraie épreuve. Si ça avait duré une ou deux minutes de plus, j'aurais craqué.

           C'est terminé. Vous êtes parfaite, dit-elle en vissant le bouchon de l'eye-liner.

Je me levai et acquiesçai.

    Merci à toutes les deux, dis-je.

Maria me sourit tandis que Caroline se contenta d'un vague mouvement de tête. Puis elles sortirent de la chambre.

J'attrapai mon étui à couteau de cuisse, l'attachai comme une jarretière et y glissai le poignard de Raphael. Ça ne suffirait certainement pas en cas de gros problèmes mais ça me rassurait.

Que ceux qui n'ont jamais eu peur d'une horde de vieux vampires sanguinaires me jettent la première pierre.

    Madame Kean ?

Je reconnus immédiatement la voix d'Hector à travers la porte.

   Entrez.

Hector, toujours aussi stylé, entra puis se figea en me voyant.

    Que se passe-t-il ?

           Le maître m'envoie vous dire qu'il vient d'arriver avec ses invités, dit-il en essayant de reprendre son impassibilité habituelle.

    Merci. Je descends tout de suite.

Mais il ne bougeait toujours pas.

    Il y a quelque chose d'autre, Hector ?

           Non madame, dit-il en s'inclinant et en disparaissant aussitôt.

C'était bien la première fois que le majordome me regardait de cette façon. Je ne me sentais pas flattée, mais plutôt inquiète. On ne présente pas un plateau de pâtisseries à un diabétique. Michael était au régime sec depuis bien trop longtemps. Et je ne voyais pas ce qu'on allait y gagner en attisant sa convoitise.

   Que fais-tu ?

          Je suis dans ta chambre en train de me demander si tu as choisi la bonne stratégie.

   De quoi est-ce que tu parles ?

   Je parle de ce déguisement que je porte.

           Nous recevons des hôtes de marque. Ne pas se vêtir en conséquence serait perçu comme un affront. Fais-moi confiance, je sais ce que je fais.

   J'ai déjà entendu ça quelque part...

Mais je laissai tomber. De toute façon, il était bien trop tard pour me changer. Je me dirigeai donc vers le grand escalier avec l'enthousiasme que ressent un homme condamné à être traîné par une corde vers le bûcher, pendu jusqu'à l'inconscience, dépecé, puis décapité. Bref comme Thomas More.

Bon d'accord, je poussais peut-être un peu...